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L'impasse

par Didier Agid  

 Il est à Paris, pour les amis de Brassens, un lieu mythique. Une toute petite impasse du XIVe arrondissement qui donne dans la rue d'Alésia. L'impasse Florimont. C'est là qu’en mars 1944, profitant d'une permission, Georges, raflé l'année d'avant pour le STO, décide de se cacher chez Jeanne Planche, une amie de sa tante.

Jeanne, c'est un personnage. Comme chacun sait, elle a une cane. Un seul « n », s'il vous plaît : si elle est plus âgée que son jeune hôte, elle trotte sans peine. Elle a aussi toutes sortes de volatiles, même un perroquet, et toutes sortes de mammifères, chiens, chats et même des rats (qu'elle a parfois la douteuse attention d'offrir à ses invités). Jeanne a un mari, enfin elle a un mari quand il lui accorde quelques heures de lucidité entre deux cuites.

Jeanne et Marcel, c'est du sous-prolétariat. Elle fait de petits travaux de couture dans le voisinage, pour quelques sous, au noir. Lui, pour le compte de garages, peint des initiales ou des armoiries sur des voitures de luxe, pour quelques sous, au noir aussi, évidemment. Mais il est des jours où la marmite reste vide. Ce qu'ils n'ont pas, ils le donnent. Ils auront droit à une récompense éternelle : la Chanson pour l'Auvergnat (éternité inattendue pour Marcel, natif de Brie-Comte-Robert).

Pendant huit ans, Georges vivra en semi-clochard dans cette galère, la tête pleine de poèmes et de chansons. Jeanne sera la seule à croire à son talent sans jamais douter, même quand lui-même, découragé, doutera.

Anarchiste – par conviction morale plus que politique – un temps, il est heureux de se trouver des semblables à la Fédération anarchiste de XVe arrondissement. Quelques personnages hauts en couleur : un chauffagiste (Marcel Lepoil), un peintre (Marcel Renot), un fleuriste (Henri Bouyé, qui lui fera rencontrer Jacques Grello), Armand Robin, un poète polyglotte qui gagne sa vie en transcrivant l'écoute de radios du monde entier. Avec ses amis, il rêve de créer un journal, Le Cri des gueux, qui n’ira pas plus loin que son titre. Il écrit quelques articles dans Le Libertaire, avant de laisser ses compagnons à leurs mesquineries politiciennes.

Enfin, à trente et un ans, alors que personne ne voulait de ses chansons, Brassens entre en scène chez Patachou. Vous connaissez (j'espère) la suite.

Commence l'acte II de la saga de l'impasse. Un flot d'or s'abat sur la modeste demeure, donnant à Jeanne les moyens de lâcher la bonde à sa généreuse nature.

Tout au début, une coïncidence. Premières prestations chez Patachou. Georges est encore aussi pauvre que Job. Pierre Nicolas, contrebassiste du lieu, l’accompagne spontanément. L’amitié aussi est spontanée : Pierre accompagnera Georges jusqu’à ce que mort (de Georges) s’ensuive. Mais, le premier soir, Georges n’a ni sous ni voiture. Pierre le prend dans sa voiture. « Où t’habites ? »
-
Dans le XIVe.
- Oui, mais où ?
- Une petite impasse, tu connais pas, je te montrerai…
- Elle s’appelle comment ton impasse ?
- Florimont.
- Gros rire de Pierre Nicolas : il est né impasse Florimont.

À l'impasse, quand Georges n'est pas en tournée, c'est un défilé permanent d'amis, de curieux, de journalistes. Mais la « salle à manger » ne peut contenir que huit convives à la fois. Jeanne est intraitable, même si le neuvième est Charles Aznavour ou un patron de presse : dehors !

On garde encore une vieille méfiance envers la maréchaussée. Un jour, deux motards arrivent avec « un pli pour Monsieur Brassens ». Jeanne : « Cache-toi, Georges, les flics te cherchent…  Qu'est-ce que t'as encore fait ? » C'était une invitation pour une réception à l'Élysée…

Brassens, riche, est resté dix-huit ans de plus à l'impasse (il l'a juste achetée et y a fait installer l'eau courante). Il n'y a guère changé ses habitudes. Le soir, même revenant de l'Olympia, il lave sa chemise lui-même.

Ce n'est qu'après la mort de Marcel, quand Jeanne s'est remariée avec un individu impossible dont le taux d'alcoolémie n'avait rien à envier à celui de son prédécesseur, que Brassens est parti, se réinstallant finalement dans le quartier, rue Santos-Dumont. Après Jeanne, c'est Pierre Onténiente, l'ami du STO, puis secrétaire de Brassens, qui occupera les lieux. Pierre, qui fut la chance de Brassens, le débarrassant des soucis de l’intendance en même temps que, pendant un quart de siècle, il l’aura protégé et défendu bec et ongles. Un roc, ce qui lui a valu le beau surnom de « Gibraltar ».

 

© Éditions Fradet, Reims, 2011.

 

 

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