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Délit d'amitié
(L'Archipel)

Bernard Morlino
a compilé les textes de Louis Nucera sur Brassens. Avec des inédits.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Photo André Tillieu

Ce devait être les copains (de Brassens) d'abord, c'est hécatombe: Alphonse Boudard, puis Louis Nucera., amis de Georges et amis entre eux depuis de longues années.

"Mort en selle" (Mathieu Lindon) à 72 ans, ce "stakhanoviste de la bicyclette" (André Tillieu) a rencontré la Faucheuse en pédalant.

Une vie d'amitiés, de chats et de vélo. Et de livres: Grand prix de l'Académie Française en 1993, et Prix Mac Orlan en 1996, pour l'ensemble de son oeuvre. Enfant pauvre à Nice, seul avec sa mère (il fera de ce point commun avec Romain Gary le socle d'une grande amitié), jeune journaliste engagé au plomb stalinien, c'est l'amitié d'hommes exceptionnels qui l'éveillera à la vie et à la littérature: Kessel, Cocteau, Brassens, Devos, Boudard. Kessel préface son premier roman ("L'obstiné" 1970), et il collectionnera les prix littéraires: de la Résistance en 75 pour "Dora", Interallié pour "Le chemin de la lanterne" en 81, de littérature sportive pour "Mes rayons de soleil" en 87, Jacques Chardonne pour "Le ruban rouge" en 91, Fernand Méry pour "Sa majesté le chat" en 92.

Ses thèmes d'inspiration? Le vélo auquel il consacre deux livres: un sur "Le roi René" Vietto et "Mes rayons de soleil" où il raconte comment, en 1965, il refit, suivi en voiture par sa femme Suzanne,  l'intégralité du tour légendaire de 1949 ( le premier gagné par Coppi). Les chats: quatre livres. La Méditerranée: il fut l'adaptateur de "la gloire de mon père" pour Yves Robert. Et l'amitié. Ces amis flamboyants auxquels il rend un hommage fidèle dans deux autobiographies: "Mes ports d'attache", puis "Une bouffée d'air frais", paru au début de cette année.

L'amitié demande une "qualité d'amitié". On pourrait croire qu'il suffit de rencontrer. "D'avoir la chance de". Il n'en est bien sûr rien, et Louis Nucera m'en aura donné la preuve. Un chapitre d' "Une bouffée d'air frais" m'avais, comme je l'avais fait savoir (dans l'éditorial sur Georges Brassens) rendu "un peu moins con", et je le lui avais écrit. L'attention qu'il mit à répondre à un inconnu m'avait touché. Nous avions formé le projet, d'abord, de publier ici son éloge funèbre d'Alphonse Boudard, "ce frère qu'il s'était choisi", ensuite de donner sur ce site une place à leurs oeuvres.

 

L'éloge, le voici:

"...Depuis toujours, Alphonse Boudard menait des luttes de Dieux pour échapper au terrible. Il avait vécu ses premières années dans le Loiret chez des paysans où sa mère nourricière l'appelait "le gosse de compagnie" tant il aimait les histoires. Puis ce fut Paris, chez sa grand-mère, dans le XIIIème arrondissement. Le petit paysan se transformait en citadin dans un quartier populaire. La langue verte entrait dans sa vie. Elle irrigua son inspiration; elle en fera un fervent de Villon, de Rabelais, de Céline, d'Albert Simonin qui fut un de ses fervents dès les commencements juste après Michal Tournier et Robert Poulet. A 18 ans, il entrait au maquis. L'inconséquence d'un de ses chefs fit qu'avec son copain "musique", ils n'arrivèrent pas à l'heure au rendez-vous de la Ferme du By en Sologne. Quarante jeunes gens qui, eux, avaient été bien dirigés, furent passés par les armes. Déjà, quelques mois auparavant, il l'avait échappé belle quand, arrêté par une patrouille allemande dans une rue de Paris, il dut à l'absence de curiosité des soldats d'avoir la vie sauve. Ses poches étaient bourrées de tracts. Une troisième fois, alors qu'il roulait à vélo en pleine campagne, une mitraillette Sten et un revolver Mauser dans ses sacoches, il entendit un bruit de moteur. Il se jeta dans un fossé gorgé d'eau. Un convoi militaire passa... Sa confrontation avec la mort le poursuivra pendant la Libération de Paris, place Saint-Michel, lorsqu'il se retrouva nez à nez avec un Allemand qui avait dégainé avant lui; l'arme s'enraya. Ce fut ensuite l'Alsace près de Colmar, où, soldat des commandos de France de la première armée de Lattre, il fut blessé au combat ce qui lui valu la croix de guerre avec une étoile d'argent. Et il y eut les ravages de la tuberculose. Il en demeura handicapé à vie sans que jamais l'humour ne le déserte. Le mot plainte n'appartenait pas à son vocabulaire.

Cette fois le combat a tourné court. Son souffle si précaire s'est définitivement bloqué à Nice où il aimait se rendre car - disait-il - "j'y respire mieux". Le galop d'une plume exceptionnelle s'est arrêté. Le froid qui nous pénètre devient excessif. 

"Tout ce qui a du prix en ce monde vient d'une poignée d'aristocrates. Ils sont fils de duc ou enfant de personne". Ces lignes semblent avoir été conçues pour Alphonse. A l'heure où le perte de qualité érode notre civilisation, où se restreint le nombre d'individus doués de fierté, il appartenait à la caste de ceux qui s'évertuent à maintenir la planète à bonne température. Il avait fait ses universités en des lieux inhabituels. Mais quelle érudition, quel amour du français! Qui, comme lui, pouvait parler de la Révolution de 1789, de l'épopée napoléonienne de l'histoire contemporaine avec cet air d'indépendance, ce mélange de premier de la classe de pédagogue et de goguenardise?

"J'ai joué. J'ai perdu. J'ai payé" Ainsi commentait-il ses mauvaises années. Dieu que cela nous change des misérables qui n'ont d'indulgence qu'à leur endroit! Et pourtant n'aurait-il pas le droit d'en vouloir aux policiers qui le menèrent à la porte de l'hôpital où se mourait sa mère? "Si tu nous donnes le nom de tes complices, nous te conduirons auprès d'elle", promirent-ils. Il se tint coi. Il ne la revit pas vivante. Le jour de l'inhumation, au cimetière, on ne lui ôta pas les menottes.

Un autre aspect de son caractère? En 1958, alors qu'il croupissait dans un cachot, malade et criblé de dettes, il n'accepta pas de publier "Les Vacances de la vie", car, relisant son manuscrit, il n'en fut pas satisfait.

Oui, c'est cet être de fer, qui erra quelques temps avant de se révéler à lui-même, qui vient de nous quitter. Il arrive que l'on entre fermement en dissidence contre l'ordre du monde. "Hommes de l'avenir, souvenez-vous de moi" demandait Apollinaire. Se souviendra-t-on d'Alphonse Boudard longtemps? Cet incurable besoin de croire aux contes de fées, qui atteint les plus désespérés, nous incite à le croire."

 

Il nous incite à croire qu'on se souviendra aussi de Louis Nucera qui vient de nous apprendre qu'à Nice, en plein mois d'août, il peut faire très froid.
 
 

Didier Agid


 
 
 

 

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